Les hématomes, à la peinture à l’huile, font du papier une peau. Le livre, un grand organisme plié et découpé. Les jus de térébenthine suppurent les uns sur les autres. Forment des flaques d’huile irisées. Certaines teintes se diffractent, d’autres persistent.
Je m’inspire de photos. Avant même la peinture, il y a la coagulation du sang sous l’épiderme et ces bleus agencés en compositions : des tableaux déjà. Je les trouve dans des banques de clichés. Getty Images, FreePik, ShutterStock. Extensions malades de l’Encyclopédie, catégories boulimiques, prêtes à aspirer tout le contenu disponible, quitte à répéter la même chose à l’infini. Je découvre mon filon : « woman bruising back », soit « femme battue », fournies par Adobe. Je prends de la distance, deviens moi-même boulimique. Le moteur de recherche m’en propose à la chaîne. Mon goût s’aiguise, pervers, poulpe tentaculaire assis au fond d’internet. Certains coups offrent des compositions de qualité supérieure.
J’ai rencontré un oracle qui disait l’avenir en ouvrant une page de mots croisés, laissait courir son doigt sur les définitions, les yeux clos, s’arrêtait sur une au hasard qui répondait à la question posée. Je lis les bleus. Ce sont des constellations, des points à relier, des mots éclatés sur le papier.
C’est une scène. Elle se déroule peu après une explosion, lorsque tout a été projeté autour du point d’impact. La bombe a disparu. Il ne reste que ce qu’elle a détruit. Réordonné autour d’elle. La bombe c’est la violence qui a mené aux bleus. Et les bleus c’est la matière du monde réordonnée par cette violence.
Réordonnée sur le papier. Le papier comme peau, face au réel, paroi fine contre laquelle il cogne. Le réel frappe la peau de stupeur.
La peau garde les marques pour montrer comme elle a eu mal, par fierté. Et puis, dans le silence de la chambre, ensuite, il y a la femme. Elle appuie très doucement sur les bleus et réalise que c’est presque agréable. Elle pense à la monnaie qui est frappée, aux circuits de reproduction de la valeur. Et elle se dit que la souffrance aussi est reproduite, qu’il y a un circuit de reproduction de la souffrance qui lui donne une valeur, valeur d’image. Et qu’elle y participe. Et qu’elle a honte du monde qui produit d’abord cette souffrance puis en fabrique des images quand pour elle, la douleur a un tout autre sens.
Quelque chose qui ne peut pas être reproduit, quelque chose qu’elle habite réellement.
L’hématome, figure double du texte. Les mots puis les phrases, les paragraphes, les poèmes sont donnés à lire, figés sur la page, dans un état passager, voué à se transformer puis disparaître.
Les phrases rebondissent les unes contre les autres. Elles parodient les bulles sur le fond d’écran de veille daté d’un ordinateur. Pour pouvoir encore dire : faire s'entrechoquer les choses, les mots et les concepts. Mais sous la forme de grosses bulles hypnotiques qui n'éclatent jamais. Kitch éculé quasi dupé à son propre jeu, décalé d’avance sur son décalage de peur d’y coller de trop près.
Elle, en sorte de Narcisse, part à la recherche de son corps parmi les reflets, convaincue qu’aucun n’est un simulacre. Elle joue vraiment au jeu « la Société ». Elle dit « derrière l’écran de mes yeux, je pleure de vraies larmes ». Sa sensiblerie est paradoxalement lucide. Elle affirme, hésitante et courageuse, qu’il n’y a rien de plus important que de ressentir. Et pourtant, c’est interdit de dire ça. C’est toujours plus que cela.
Vous avez un nouveau message : « ressentir quelque chose pour aller quelque part avec quelqu’un. »
deux femmes
un synthétiseur Enner
un looper
un ordinateur avec des sons à lancer
PROTOCOLE A
Les deux femmes sont assises à genoux face à face en miroir. Elles se regardent. La femme de gauche a la main droite posée sur le Enner. Cele de droite a la main gauche posée sur le Enner.
Elles se touchent chacune leur tour. Le tour s’arrête lorsque celle qui est touchée détourne le regard. Celle qui touche doit alors enlever sa main le plus vite possible.
Le contact, au moment du toucher, crée un arc électrique entre elles, qui connecte deux points de l’instrument et produit des sons. Elles ne cessent de déplacer leurs mains sur l’instrument de manière à produire des sons différents à chaque contact, arc électrique et production de son.
Le jeu doit s’accélérer. Elles détournent la tête de plus en plus rapidement après le début de chaque contact. L’une essaie de piéger l’autre, de lui faire croire qu’elle va détourner la tête pour qu’elle rompe le contact, ne la détourne finalement pas pour pouvoir mieux la détourner par surprise une seconde plus tard. Lorsque le jeu a pris de la vitesse, il est possible aux deux femmes de ne plus respecter les tours et de toucher l’autre successivement plusieurs fois de suite.
La règle consiste à soit donner un toucher soit de le recevoir. Il n’est pas possible de performer les deux à la fois. Lorsque le jeu s’accélère, l’idée est de doubler l’autre joueuse, de lui piquer son tour, d’être celle qui touche plutôt que d’être celle qui est touchée.
Le toucher doit être performé de manière différentes : simple contact, caresse douce, caresse érotique, pincement, etc. Jouer avec les intentions.
Lorsque le jeu s’est trop accéléré, il n’est plus possible de savoir qui touche et qui est touché. Le contact devient continu.
En parallèle, diffusion de la lecture d’un poème de Marcelle Delpastre.
« Elle me touche, elle me tient. Sa peau m’est toute familière. Je la connais depuis toujours. Elle est chaude comme la mienne.
Je l’ai sentie contre ma peau, et je n’ai pas frémi. J’ai reconnu le velouté de son contact, et sa tiédeur.
Quand je suis nu dans le soleil de juin, je ne sens pas davantage contre mon corps la douceur de l’air.
Mais alors me vient le bonheur, alors dans tous mes os monte cette allégresse.
Je danserai sur le foin mûr ! Je danserai comme les blés qu’une haleine de vent fait venir et aller, je danserai où que je sois, mes pieds m’emportent.
Je danserai avec les bras, je danserai avec le cou, je me sens plus léger que l’orage.
Elle me tient le cou, elle me touche le visage. Je danse tout entier, je danse comme un arbre, et mon cœur chante ses moissons. »
Marcelle Delpastre
In Poèmes dramatiques II – L’Homme éclaté, © Edicions dau chamin de Sent Jaume, 1999, p.29