Texte de post-face à Comment vas tu en cette période aux éd. du Dé Rouge

juin 2025

Les hématomes, à la peinture à l’huile, font du papier une peau. Le livre, un grand organisme plié et découpé. Les jus de térébenthine suppurent les uns sur les autres. Forment des flaques d’huile irisées. Certaines teintes se diffractent, d’autres persistent.

Je m’inspire de photos. Avant même la peinture, il y a la coagulation du sang sous l’épiderme et ces bleus agencés en compositions  : des tableaux déjà. Je les trouve dans des banques de clichés. Getty Images, FreePik, ShutterStock. Extensions malades de l’Encyclopédie, catégories boulimiques, prêtes à aspirer tout le contenu disponible, quitte à répéter la même chose à l’infini. Je découvre mon filon : « woman bruising back », soit « femme battue », fournies par Adobe. Je prends de la distance, deviens moi-même boulimique. Le moteur de recherche m’en propose à la chaîne. Mon goût s’aiguise, pervers, poulpe tentaculaire assis au fond d’internet. Certains coups offrent des compositions de qualité supérieure.

J’ai rencontré un oracle qui disait l’avenir en ouvrant une page de mots croisés, laissait courir son doigt sur les définitions, les yeux clos, s’arrêtait sur une au hasard qui répondait à la question posée. Je lis les bleus. Ce sont des constellations, des points à relier, des mots éclatés sur le papier.

C’est une scène. Elle se déroule peu après une explosion, lorsque tout a été projeté autour du point d’impact. La bombe a disparu. Il ne reste que ce qu’elle a détruit. Réordonné autour d’elle. La bombe c’est la violence qui a mené aux bleus. Et les bleus c’est la matière du monde réordonnée par cette violence.

Réordonnée sur le papier. Le papier comme peau, face au réel, paroi fine contre laquelle il cogne. Le réel frappe la peau de stupeur.

La peau garde les marques pour montrer comme elle a eu mal, par fierté. Et puis, dans le silence de la chambre, ensuite, il y a la femme. Elle appuie très doucement sur les bleus et réalise que c’est presque agréable. Elle pense à la monnaie qui est frappée, aux circuits de reproduction de la valeur. Et elle se dit que la souffrance aussi est reproduite, qu’il y a un circuit de reproduction de la souffrance qui lui donne une valeur, valeur d’image. Et qu’elle y participe. Et qu’elle a honte du monde qui produit d’abord cette souffrance puis en fabrique des images quand pour elle, la douleur a un tout autre sens.

Quelque chose qui ne peut pas être reproduit, quelque chose qu’elle habite réellement.

L’hématome, figure double du texte. Les mots puis les phrases, les paragraphes, les poèmes sont donnés à lire, figés sur la page, dans un état passager, voué à se transformer puis disparaître.

Les phrases rebondissent les unes contre les autres. Elles parodient les bulles sur le fond d’écran de veille daté d’un ordinateur. Pour pouvoir encore dire : faire s'entrechoquer les choses, les mots et les concepts. Mais sous la forme de grosses bulles hypnotiques qui n'éclatent jamais. Kitch éculé quasi dupé à son propre jeu, décalé d’avance sur son décalage de peur d’y coller de trop près.

Elle, en sorte de Narcisse, part à la recherche de son corps parmi les reflets, convaincue qu’aucun n’est un simulacre. Elle joue vraiment au jeu « la Société ». Elle dit « derrière l’écran de mes yeux, je pleure de vraies larmes ». Sa sensiblerie est paradoxalement lucide. Elle affirme, hésitante et courageuse, qu’il n’y a rien de plus important que de ressentir. Et pourtant, c’est interdit de dire ça. C’est toujours plus que cela.

Vous avez un nouveau message : « ressentir quelque chose pour aller quelque part avec quelqu’un. »


BLOC-NOTES